1 Corinthiens 12 v 26 : Et si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui…
Souvent nous comprenons ce verset comme « se forcer à ressentir de l’empathie et à prier pour une personne qui est malade dans l’Église ».
Pourtant nous voyons clairement ici qu’il s’agit d’une relation de cause à effet spontané, car admettons-le, ce n’est pas parce qu’un membre de l’église souffre que nous sommes systématiquement en souffrance nous-mêmes.
De quelle souffrance pourrait-il s’agir alors ?
Cela me fait penser à la problématique sur laquelle nous nous sommes penchés avec le Réseau d’Aide au Ministère (RESAM) au mois d’octobre dernier.
Nous avons travaillé lors d’un séminaire sur la question de la toute-puissance dans l’Église, avec Edith Tartar Goddet, psychologue ayant travaillé pendant 20 ans dans le monde scolaire puis ecclésial autour de ces questions.
Par ses recherches, ses partages et les interventions des uns et des autres, nous avons pu voir selon quelles circonstances, un membre en souffrance, même s’il ne l’admettra jamais, peut affecter la santé globale du corps de Christ rassemblé en l’Église locale.
À un moment, nous avons abordé la question du « contenant » pour ces personnes : l’Église, par les utopies qu’elle véhicule, est bien souvent un lieu qui favorise la mise en œuvre de la toute-puissance humaine, mais elle peut aussi, en s’organisant, la contenir….
Et c’est là que j’ai fait le lien avec les questions de conflit et de gouvernance partagée que je développe autour de la coopération, lien qui a fait sens pour l’intervenante et les participants. Cet article organisé en trois volets me donne l’opportunité d’éclaircir le propos.
Toute-puissance dans l’église, de quoi parlons-nous ?
Nous parlons de personnes qui mettent en œuvres des forces de sabotage en vue de détruire une dynamique d’harmonie dans un groupe dans lequel coexistent opinions et points de vue différents pour en perturber son fonctionnement. Ce faisant, elles pensent faire ce qui est bon, juste et parfait.
Ces personnes dysfonctionnelles jouissent de coudées franches dans une communauté, qui, pour des enjeux et croyances qui leur sont propres, leurs laissent place libre.
Car il nous est difficile de penser que l’être humain est partagé ou divisé, division constitutive de notre humanité caractérisée par les contraires : amour et haine, bonté et méchanceté. C’est une souffrance nécessaire avec laquelle il faut composer : sans la perception et la reconnaissance de cette division interne, l’humain est conduit sur le chemin de la toute-puissance. (…) Arriver à penser qu’un membre engagé, bienfaiteur et actif dans l’Église puisse à certains moment produire des faits de violence dans la communauté, c’est accepter sa propre division intérieure.[1]
Le concept de toute puissance est emprunté à la psychanalyse. La personne ne se perçoit pas telle qu’elle est mais telle qu’elle a envie d’être, en tout points. Elle vit dans l’illusion de son moi-idéal.
Edith Tartar Goddet a distingué trois caractéristiques principales chez la personne en toute puissance dans l’Église ;
- Elle se croit omnisciente. Elle se pose comme référente, elle sait ce qui est bon, elle brille et se montre ultra dévouée. Elle ne doute pas.
- Elle se croit omnipotente. Elle croit en ses qualités et capacités. C’est elle qui impose les règles et les lois pour les autres, mais pas pour elle-même.
- Elle est omniprésente. Elle participe à tout, donne son avis sur tout, sait tout ce qui se passe, est ultra disponible, se rend indispensable pour mieux diviser.
Cette toute puissance s’installe en prenant son temps, la personne diversifie les manières de nuire, elle n’est à aucun moment responsable de ces actes.
De quelles violences subtiles parle-t-on ?
En séminaire du RESAM ont été évoqué collectivement les formes suivantes que je qualifierai par des comportements passifs-agressifs ou encore violences subtiles.
- Convoquer un collaborateur en lui refusant l’ordre du jour,
- Cibler une personne pour que jamais ne soit relevé ce qu’elle dit
- Remettre en question la capacité de compréhension de la personne
- Dévaloriser en faisant les choses à la place d’une personne
- Prétendre que tout le monde est d’accord
- Empêcher de mener un projet :
- Être systématiquement en retard,
- Retenir des infos, annuler les rendez-vous,
- Saboter les opérations de communication,
- Changer le programme à la dernière minute…
Les violences subtiles utilisent des moyens d’expression de la vie quotidienne, qui peuvent paraître anodins, et elles utilisent les modes d’expression de la vie courante, ce qui en rend le décryptage malaisé.
Nous ne les percevons pas comme étant de la violence ou du moins nous ne parvenons pas à définir exactement ce qui se passe. Cette « folie ordinaire », présente en nous tous et dans nos relations, nous offre une image de nous-mêmes souvent dévalorisée, une image des autres déformée par le ressentiment. Elle nous conduit à répondre à leurs attentes en négligeant nos propres désirs, à nous forger des devoirs imaginaires… [2]
Comment arriver à faire preuve de discernement pour voir et entendre ce qui ne devrait pas se produire dans l’Église mais qui s’y produit ?
L’Église, comme les autres institutions françaises, sait faire très correctement le travail pour lequel elle est formée et mandatée quand « tout va bien » c’est-à-dire en période de « vaches grasses ». Elle ne rend d’ailleurs visible ou n’officialise que ce qui va bien en son sein.
Mais dès qu’un grain de sable (par exemple sous la forme d’humains revendiquant ou s’imposant par la force ou la ruse) s’installe dans ses murs, elle est mal à l’aise, déroutée et se sent tellement démunie qu’elle préfère souvent laisser faire plutôt que d’agir, au risque de participer à ces souffrances en produisant elle-même des violences, sans s’en rendre compte et parfois, sur le long terme, sans vouloir en prendre conscience … [3]
Admettre qu’il est difficile voire impossible de prévenir et de guérir ce genre de comportement dévastateur tant pour la dynamique de la communauté ecclésiale que pour la santé psychique de ses membres est une première étape tant indispensable que difficile.
Nous allons donc nous pencher sur la question suivante : Peut-on limiter l’action de ces personnes dans l’église et de ce fait l’impact sur la communauté et ses membres ? Si oui, comment ?
Sortir de l’illusion personnelle et collective
Que venons nous chercher en église ?
- Soit ce qui correspond à nos représentations, liées à nos croyances ou nos fausses croyances
- Soit ce que nous en attendons comme une réponse à nos besoins légitimes, d’amour, de reconnaissance, de sécurité,
- Soit ce que l’on nous en a « vendu » : « tu verras c’est super, les gens sont formidables… »
Lorsque le croyant vient chercher dans l’église paix, sérénité et recueillement pour nourrir sa vie spirituelle, il attend de trouver auprès des membres de l’église attention, écoute, bienveillance, paroles éclairées, amour fraternel, sécurité…S’il ressent vraiment un besoin vital de trouver un tel lieu, il ne verra et n’entendra que ce qu’il cherche. Il passera à côté ou niera tout ce qui peut être contraire à ses attentes. (…)
Lorsque nos représentations de la vie en Église sont idéalisées, rêvées, embellies, lorsque l’Église est un concept théologique plutôt qu’une expérience humaine, nous n’arrivons pas ou plus à voir l’Église telle qu’elle est avec ses forces et ses fragilités, avec ses réussites et ses difficultés, avec ses serviteurs et ses dominateurs…[4]
L’attitude du croyant, qui ne voit dans son Église que ce qu’il veut croire, fait écho aux croyances et illusions dont s’entoure la personne en toute puissance : croyance que les scénarii qu’elle imagine sont véridiques, illusion qu’elle est socialement conforme. Ce refus de penser l’ambivalence humaine et d’accepter l’existence d’un conflit intérieur pour répondre à ses attentes et à ses désirs, transformerait-il la victime en bourreau ? La rendrait-il partie prenante d’un système maltraitant ?
Dietrich Bonhoeffer nous parlait-il déjà de ce phénomène ? Celui qui rêve de l’image idéale d’une communauté, celui-là exige de Dieu, des autres et de lui-même qu’elle se réalise, il se présente dans la communauté des chrétiens avec ses exigences, érige une loi qui lui est propre, en fonction de laquelle il juge les frères et Dieu lui-même. Il s’impose avec dureté et comme un reproche vivant pour tous les autres dans le cercle des frères. Il agit comme s’il avait d’abord à créer la communauté chrétienne, comme si son idéal imaginaire devait tisser les liens qui unissent les êtres humains. Ce qui ne va pas selon sa volonté, il le considère comme un échec ; là où son rêve se brise, il voit la communauté s’effondrer : Ainsi devient-il l’accusateur de ses frères, puis l’accusateur de Dieu et enfin l’accusateur désespéré de lui-même. [5]
La vie communautaire demande de la conscience et de l’esprit critique. La négation du mal ou sa banalisation sont à l’origine des violences subtiles qui minent la vie sociale. Faute d’être reconnues et transformées, faute également de la possibilité de conflits sains et constructifs, elles peuvent croître en intensité et en destructivité, jusqu’à mettre en péril la dynamique communautaire.[6]
Dans quelle mesure l’église participe-t-elle à ce phénomène d’emprise ?
Tout simplement en niant la réalité tout comme la personne qui va avoir besoin de préserver sa vision imaginée de la communauté dont elle a besoin pour vivre. On ne parle pas du mal car il ne peut y avoir de mal.
Ce n’est pas le moi idéal qui domine mais la vision de l’église idéale, à laquelle renoncer serait trop difficilecar nous craignons inconsciemment qu’elle disparaisse.
Discerner ou revoir notre rapport à la réalité
Qu’est-ce que l’Église ? Qu’est ce qui la tient ?
Sommes-nous tout-puissants nous-mêmes pour penser que par notre prise de parole ou dénonciation du mal, elle puisse disparaitre ?
Le croyant croit que l’Église attend de lui bienveillance et tolérance à l’égard d’autrui, quoi qu’il fasse, quoiqu’il dise car l’amour est au centre des relation interpersonnelles dans l’Église. Or l’amour est un concept flou, aux contours mal définis, souvent confondu avec des sentiments et des émotions basées sur l’affection et la tendresse à l’égard d’autrui.[7]
Dietrich Bonhoeffer nous démontre ici qu’aimer ne se limite pas aux affects. C’est le Christ qui nous relie. Ce lien indissoluble et indéfectible doit être basé sur la Parole. Mettre le doigt sur les comportements déviant ne le détruira donc pas.
Dietrich Bonheoffer nous parle de deux types d’églises ; la communauté spirituelle dans laquelle, le Christ nous unit, et la communauté psychique ou ce sont les utopies et les bons sentiments.
Communauté spirituelle veut dire communauté de ceux que le Christ a appelé à lui, communauté psychique veut dire communauté des âmes pieuses. L’une est le domaine de la transparence, de la charité fraternelle, de l’agapè, l’autre est le domaine de l’éros, de l’amour plus ou moins désintéressé, de l’équivoque perpétuelle ; l’une implique le service fraternel dans l’ordre, l’autre la convoitise, la première une attitude d’humilité et de soumission à l’égard des autres, la seconde un asservissement plus ou moins hypocrite des autres à ses propres désirs.
Dans la communauté spirituelle c’est la parole de Dieu seul qui gouverne, dans la communauté pieuse c’est l’homme, avec ses expériences, ses vertus, sa puissance de suggestion et sa magie religieuse, qui à côté de la Parole, prétend encore commander.
Là c’est la parole de Dieu seule qui oblige ; ici des hommes prétendent en plus nous lier à eux-mêmes. Et tandis que l’une laisse le Saint Esprit régner sur elle dans toute sa souveraineté, l’autre devient le théâtre de rivalités personnelles et de luttes d’influences où chacun proteste de la pureté et de la noble de ses intentions sans voir, qu’en fait, il détrône de Saint-Esprit pour lui donner une place si lointaine qu’il en devient irréel…[8]
Un premier rempart à la toute-puissance dans l’Église serait donc de sortir de nos illusions sur nous-mêmes et sur la communauté :
- En admettant la coexistence du bien et du mal en nous et dans l’Église
- En comprenant que ce qui nous relie ce n’est pas nos bons sentiments que nous nommons Amour, mais que c’est le Christ lui-même.
- En construisant une vision ambivalente de l’Église et de ses membres : nul n’est parfait ! Esaïe 11 v 7 sera pour plus tard !
- En osant repérer les écarts entre l’Église telle nous voudrions qu’elle soit et telle qu’elle est
- En raisonnant ce qui résonne en soi et en soumettant ce que nous observons à l’épreuve de l’analyse, de la compréhension.
- En conflictualisant la relation entre l’Église et nous-mêmes et en vivant ce conflit sans gêne ni culpabilité.
Ce dernier point sera l’objet de notre deuxième volet.
[1] Edith Tartar Goddet : Quand la toute-puissance humaine s’invite dans l’Église, Olivétan 2021
[2] Rothenbühler Nicole, Les violences subtiles : le regard de la thérapie sociale sur la folie ordinaire, in : Coutenanceau, R., Smith, J. et al., Violences psychologiques : comprendre pour agir, 2014. Paris, Dunod.
[3] Edith Tartar Goddet : Quand la toute-puissance humaine s’invite dans l’Église, Olivétan 2021
[4] idem
[5] Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire, Labor et Fides,1995, Paris
[6] Rothenbühler Nicole, Les violences subtiles : le regard de la thérapie sociale sur la folie ordinaire, in : Coutenanceau, R., Smith, J. et al., Violences psychologiques : comprendre pour agir, 2014. Paris, Dunod.
[7] Edith Tartar Goddet : Quand la toute-puissance humaine s’invite dans l’Église, Olivétan 2021
[8] Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire