3/3 : Les bienfaits de l’action collective
Edith Tartar Goddet, psychologue, fait le constat que l’Église est traversée par la culture ambiante et dominante.
« En France, pays marqué par l’Élitisme, la Hiérarchie, le Concept, le Diplôme, les institutions et les professionnels sont et se laissent gouverner par le Savoir universitaire, académique et abstrait ; savoir formel et intellectuel qui leur donnerait la capacité d’être et d’agir en relation.
Dans leur champ de représentations sociales les compétences professionnelles de type relationnelles (savoirs-être et savoirs-faire) ne s’apprennent pas. Elles seraient innées ou découleraient naturellement du Savoir conceptuel accumulé.
Nul besoin, pour ces personnes, d’apprendre à faire autorité, à gouverner une équipe ou un groupe, à travailler avec d’autres de manière collaborative (participative ou coopérative), à mettre en place des relations bienveillantes, à gérer avec justesse les situations relationnelles difficiles, etc… »1
Mettre de côté tous ces domaines dans les formations initiales, notamment pastorales, permettrait d’affirmer implicitement et de se convaincre que l’on sait spontanément, grâce au bagage théorique, gérer la dimension humaine d’une organisation ecclésiale. Ne serait-ce pas nier cette complexité de la dimension humaine et les rapports de pouvoir spontanés entre les humains amenés à vivre et agir ensemble ?
Les sociologues des organisations nous prouvent par leurs observations et analyses que toute « structure d’action collective se situe comme système de pouvoir. Elle est phénomène, effet et fait de pouvoir »2. L’Église, voulue et fondée par Dieu, en serait-elle épargnée ?
L’action collective est source de pouvoir
Ces sociologues ont démontré que l’action collective constitue un problème, car ce n’est pas un phénomène naturel. C’est un construit social dont la mise en œuvre s’avère contraignante. Pour eux, le pouvoir est une relation et non pas un attribut, et se met bien en œuvre dans une relation d’échange entre les acteurs. De plus cette relation est instrumentale et entraîne donc toute une série de phénomènes affectifs forts. Par ailleurs, ces effets ne sont pas toujours conscients. Les sociologues montrent que ni nos intentions, ni nos motivations, ni nos objectifs, ni nos relations transcendantales ne sont une garantie ou une preuve de la réussite de nos entreprises. Le dilemme se situe à un autre niveau, celui des moyens que nous utilisons, ou plutôt de la médiation entre les fins poursuivies et les moyens humains que nous employons pour les atteindre.
Michel Bertrand souligne qu’« il y a dans les Églises un dispositif complexe de la gestion de l’autorité : autorité des Écritures, autorité des théologiens, autorité de la prédication et des ministres qui en sont chargés, autorité de la tradition, autorité du peuple de l’Église, autorité des instances de gouvernement de l’Église.
Autant de régulations qui s’interpellent, se corrigent, débattent entre elles sous la seule autorité du Christ. On comprend pourquoi cette organisation est complexe, fragile, vulnérable, lourde de tensions. C’est pourtant cette multiplicité qui la rend riche et féconde, tout en garantissant que personne, aucun individu, aucune instance ecclésiale, ne devrait pouvoir se prétendre maître de l’autorité du Christ, ni se l’approprier, ni vouloir en disposer dans l’Église. L’autorité dans l’Église s’exerce donc toujours de manière dérivée, par rapport à l’autorité du Christ à laquelle elle ne peut que renvoyer »3.
Bertrand nous dit encore que « toutefois, le renvoi exclusif à l’autorité du Christ ne doit pas dispenser d’observer la façon dont s’exerce effectivement l’autorité dans l’Église à ses différents niveaux. En effet, le déplacement systématique de la question de l’autorité dans l’Église sur Dieu ou sur le Christ ou sur le Saint-Esprit peut couvrir parfois dans les institutions ecclésiastiques des formes d’autoritarisme caché et insidieux. Autoritarisme d’autant plus redoutable qu’il demeure masqué ou occulté, mais dont les effets pervers peuvent miner en silence le vécu ecclésial. »
Comment augmenter son pouvoir et sa capacité de domination dans l’Église ?
Crozier et Friedberg, sociologues des organisations, ont remarqué que la maîtrise d’un savoir et d’une expertise particulière ainsi que la maîtrise de la communication et des informations donnent une place prépondérante à ceux qui en sont détenteurs.
Une telle personne est capable de résoudre des problèmes cruciaux dans une organisation (finances, outils numériques et techniques…) ; sa position est donc placée à un haut niveau dans la négociation, car c’est d’elle que dépend la bonne marche de l’organisation.
L’objectif de ceux qui sont engagés dans une lutte de pouvoir est d’accroître leur marge d’autonomie en restreignant celle des autres, c’est-à-dire de garder le contrôle le plus important sur leur propre comportement – en le rendant le plus imprévisible possible – tout en accroissant la lisibilité du comportement des autres. Selon Friedberg, « le pouvoir d’un individu est ainsi fonction de l’importance de la zone d’incertitude qu’il sera capable de contrôler face à ses partenaires »4.
Mais le contrôle d’une zone d’incertitude n’est pas suffisant en lui-même, son importance est liée à celle que revêt cette zone d’incertitude pour l’organisation : plus elle est cruciale, plus grand est le pouvoir de l’individu ou du groupe d’individus qui la détient. C’est donc l’organisation qui définit l’importance des zones d’incertitude et, par-là, le pouvoir qui y est associé : le pouvoir est lié à l’organisation. Quelle que soit la tâche à accomplir, aussi modeste et simple fut-elle, l’existence d’une incertitude quant à son accomplissement donnera une part de pouvoir à la personne qui en est chargée5.
Par exemple, imaginons une Église qui considère comme crucial le fait d’être au top au niveau de la sono, de la communication ou de pouvoir rediffuser le culte en direct avec une grande qualité. Si la personne en charge de ce domaine souhaite prendre du pouvoir elle pourra le faire facilement, d’autant plus si elle est la seule capable (ou la plus capable) de réaliser ces tâches. Elle pourra ainsi “marchander sa bonne volonté” et cadrer le champ d’exercice de relation de pouvoir entre elle-même et les autorités désignées, et ainsi instaurer un climat de marchandage constant6.
Peut-être faudrait-il alors repenser chaque service dans l’Église comme ayant une importance égale.
Aussi importe-t-il de clarifier les modalités concrètes de l’autorité dans l’Église et comment elle s’exerce. Il y a là une organisation complexe de divers lieux et instances, avec un jeu de hiérarchies, d’articulations, de débats, de tensions et donc d’affrontements possibles. Il faut les repérer, les reconnaître, les analyser et les comprendre. Ne pas le faire reviendrait à méconnaître les conflits plus ou moins larvés qui alourdissent l’exercice de l’autorité dans l’Église. Il s’agit donc de voir maintenant comment s’articule l’autorité du Christ avec l’autorité dans l’Église. Je la définirais comme une autorité partagée, une autorité multipolaire, car elle n’est pas déposée en un seul lieu, une seule instance, une seule personne, mais elle se déploie sur plusieurs pôles dont aucun n’est suffisant en lui-même et qui tous sont soumis à l’autorité du Christ.
La transformation du système de pouvoir devient donc une des étapes primordiales d’une articulation des autorités. Pour cela, il faut tout d’abord considérer comme un fait inéluctable qu’il n’y a pas de structure collective sans relation de pouvoir.
Pour avancer, il faut en reconnaître et en accepter la réalité et permettre alors à un nombre de plus en plus grand de personnes d’entrer dans ce jeu de relation de pouvoir avec le plus d’autonomie, de liberté et de choix possible.
Ainsi c’est par le pouvoir que l’on combattra le pouvoir, ou plutôt par l’autorité partagée que l’on combattra l’autoritarisme.
Réguler les possibles dérives autoritaires par l’exercice du sacerdoce universel
L’empowerment ou « pouvoir d’agir » est un concept systémique selon lequel, lorsque le pouvoir de décision et de contrôle s’accroît chez ceux qui n’en détenaient aucun auparavant, le système lui-même se transforme inévitablement. En général, cette transformation est confondue avec la simple participation (voire avec un simple acquiescement : voir l’échelle de la coopération dans le chapitre 1 de l’ouvrage Coopérer sur la durée dans l’Église locale).
Pour mettre cela en place de manière très concrète, le modèle de la sociocratie s’impose. En effet, en sociocratie, tous les composants sont indispensables au bon fonctionnement de l’ensemble. Cette méthode reprend à la fois les principes de la soumission mutuelle, du corps et du sacerdoce universel. Ses trois principes sont les suivants :
- Chaque membre dispose d’un pouvoir équivalent basé sur le libre consentement. Il n’y a donc pas de domination des uns sur les autres.
- La vision collective s’appuie sur Dieu, le Saint-Esprit et sa Parole, qui guide les membres de l’organisation. C’est la raison d’être qui fait autorité et non une personne. Si la raison d’être de l’Église est de nous aimer les uns les autres, c’est ce principe-là, commandement du Christ, qui fera autorité.
- L’information doit être disponible, transparente et circuler entre les membres ; les missions et objectifs de l’Église doivent être clairs pour tous. Pour Crozier et Friedberg, ce qui est incertitude du point de vue des problèmes est pouvoir du point de vue des acteurs. Ceux qui seront capables de la contrôler utiliseront leur pouvoir pour s’imposer face aux autres.
Ce modèle de gouvernance partagée repose sur la volonté de privilégier les relations de coopération au sein de l’organisation et le souhait de développer l’autonomie des membres. Dans les organisations qui s’inscrivent sur ce chemin, les principes de participation, de collaboration et de transparence ne viennent pas seulement « améliorer » la gouvernance, ils la structurent7.
Dans l’Église, cela consiste à impliquer les membres en leur donnant des responsabilités et la possibilité de prendre des initiatives. Ils sont décisionnaires dans leur domaine d’activité et assument les conséquences de leurs choix et pratiques. C’est leur donner la responsabilité et les moyens de leur autonomie. De plus l’empowerment permet, par la réduction des niveaux hiérarchiques et la redistribution des responsabilités à la base, d’améliorer la flexibilité et la réactivité de l’Église, importante dans des situations de dérives.
Il est important de prendre conscience que l’introduction de l’empowerment modifie très profondément la structure, le fonctionnement et les comportements dans l’organisation.
Il relève à première vue du « bon sens », mais s’appuie sur des postulats importants, relatifs à la maturité et la capacité des membres et des équipes à :
- assumer des responsabilités de manière autonome,
- optimiser les processus et à prendre des mesures correctives si nécessaire
De façon plus pragmatique, l’empowerment entraîne une redéfinition des tâches dans l’organisation.
Ajuster le règlement et la structure en cercles et rôles permet de libérer le potentiel d’autonomie de chaque membre. Les différents rôles opérationnels sont listés et répartis, ils ont tous une raison d’être, des résultats attendus et un champ d’autorité bien défini. Les tâches sont toutes interdépendantes et on assiste à une différenciation d’implication sur une tâche en fonction des compétences et de la motivation.
Elles sont ensuite organisées par cercle autonomes reliées par un représentant à un autre cercle thématique. Ainsi tout le système se coordonne de lui-même8.
- Les tâches ne sont définies par d’autres, elles sont définies collectivement.
- Le comportement requis pour la réalisation des tâches n’est plus défini par d’autres. Il est défini collectivement.
- On se concerte pour définir les objectifs de chaque rôle.
- L’importance des objectifs n’est pas définie par d’autres, elle est définie collectivement
Créer un contenant clair et solide : le cadre de sécurité
Fonctionner en gouvernance partagée, quelles que soient les modalités choisies, nous invite à un engagement particulier. Nous investir pleinement dans cette démarche et dans le projet nous demande en général de la confiance dans ce chemin peu balisé.
Ainsi, pour faciliter la construction de cette confiance, permettre à chaque personne de s’exprimer et de développer son potentiel, nous avons besoin d’un minimum de sécurité. Être conscient de ce dont nous avons besoin pour nous sentir en sécurité et le verbaliser permet la co-construction de ce cadre. C’est un outil qui fait appel à la responsabilité de chacun. Il n’y a pas de cadre de sécurité type et applicable à toute situation.
Le cadre de sécurité peut être additionnel à tout règlement intérieur. Il est constitué des règles minimales communes, auxquelles chacun s’engage, afin de satisfaire notre besoin de limites claires dans lesquelles nous pouvons vivre une pleine liberté de croissance individuelle et collective.
Le cadre de sécurité est idéalement co-construit. Il nécessite souvent de mêler des aspects relationnels, juridiques, financiers. C’est donc un travail complexe. Il constitue en soi un exercice de groupe intéressant pour oser aborder des sujets délicats et créer le collectif.
Toutefois, un cadre de sécurité :
- ne garantit pas un fonctionnement sans faille et sans problème,
- ne régule pas systématiquement les comportements humains au sein du groupe. Les règles et les limites posées n’évitent pas la transgression volontaire ou involontaire,
- n‘a pas pour vocation d’éviter le conflit ou de gommer nos divergences.
Par contre, un cadre de sécurité :
- permet d’avoir un document opposable par tous auquel nous pouvons nous référer pour débattre et statuer ensemble sur une transgression ou d’une évolution souhaitable,
- permet davantage d’oser aborder et traverser les zones de conflits avec plus de sérénité et de confort plutôt que de les éviter. Un groupe, pour évoluer, rester créatif et vivant, a besoin de ses conflits comme énergie de mouvement.
Voici une suggestion d’éléments constitutifs d’un cadre de sécurité dans l’esprit d’une gouvernance partagée :
0/ Il est co-construit par les membres fondateurs et/ou les premiers participants du groupe. Validé par tous et par chaque nouvelle personne intégrant l’organisation. Il est à revisiter régulièrement, une fois tous les deux ans, ou sur simple sollicitation d’un membre.
1/ Un mode de prise de décision clair. Comment prendrons-nous nos décisions ? Par consentement, à la majorité, par consensus, peu importe. Mais il faut que le processus soit clair et que tous les membres y adhèrent et y soient formés.
2/ Une charte relationnelle minimale. Comment allons-nous vivre nos relations ? Quels modes de communication ? Quel cadre pour gérer les conflits ? Quels processus de médiation ?
3/ Un processus d’intégration. Comment accueillerons-nous des nouveaux membres, quelles sont les conditions contractuelles nécessaires à l’intégration des nouveaux ? Quels sont les prérequis, les étapes nécessaires pour intégrer l’organisation? Quel engagement est souhaité dans le domaine de la formation ?
4/ Un processus de sortie. Comment et quand puis-je sortir du groupe ou de l’organisation, en sécurité pour moi et pour elle ? Chaque membre doit savoir qu’un départ peut être discuté au sein du groupe pour en définir les modalités et les conditions.
5/ Un processus d’exclusion. Comment pouvons-nous mettre une personne à l’écart, l’empêcher de nuire et de mettre l’organisation en danger ? Si je m’investis et m’engage dans un projet c’est pour qu’il vive et qu’il dure. Comment le groupe peut-il m’empêcher de nuire à cette pérennité dans l’hypothèse où je serais défaillant ? Il s’agit d’un processus qui passe par des étapes, comme des réunions ou des médiations9.
En conclusion
Mettre en place une structure où l’on partage le pouvoir de manière claire et encadrée permet de réguler les possibles dérives autoritaires par l’exercice du sacerdoce universel.
Pour cela, il faut pouvoir clarifier les modalités concrètes de l’autorité dans l’Église, l’importance et les modalités de prise de décision, tout en créant les conditions de la redevabilité.
De par mon expérience, j’ai constaté que c’est ici qu’il y a le moins de clarté dans les instances de gouvernance : entre anciens/pasteurs, conseil paroissial/pasteurs, missionnaires soutenus à l’étranger/pasteurs, anciens/diacres, pasteur/pasteur stagiaire, prophète/pasteur, pasteur/enseignant, salariés/laïcs, mandats d’anciens ou de pasteurs sans limites dans le temps, rôle et place de la femme flous ou inexistants. C’est alors qu’il y a le plus de risque d’installation d’un comportement tout-puissant dans l’Église.
Il s’agit alors de considérer chaque personne de la même manière par rapport à ce qu’elle apporte à l’Église, de clarifier le plus possible la raison d’être d’une instance et d’un rôle, ses résultats attendus et son champ d’autorité, et de mettre en place un cadre de sécurité à l’intérieur de chaque instance.
Références
1 Edith Tartar Goddet, “Mots pour maux ou comment la culture française impacte-t-elle la vie des Églises locales ?”, document de travail RESAM
2 Crozier et Friedberg, L’acteur et le système, Seuil, 1977, p 25.
3 Michel Bertrand (Direction), Samuel Désiré Johnson, Célestin Gb. Kiki, Pour une bonne gouvernance des Églises, Olivétan, 2016, p 217.
4 Friedberg E., « L’analyse sociologique des organisations », Pour, n° 28, 1988.
5 Cf. Robert Holcman, « La “dysorganisation”, un fonctionnement sous-optimal recherché par ses acteurs ? », dans Revue française de gestion 2008/4 (n° 184), pages 35 à 50.
6 Norbert Alter, Jean-Louis Laville, « La construction des identités au travail » dans Sciences Humaines 2004/5 (N°149), page 30.
7 https://www.avise.org/entreprendre/developper-sa-gouvernance/vers-une-gouvernance-partagee
8 https://instantz.org/modele-z-service-eglise/
9 Lydia Pizzoglio « Le cadre de sécurité », Mooc Gouvernance Partagée, Université du Nous.