Ou comment ne pas passer indéfiniment d’une position de toute puissance à celle d’impuissance
C’est armé d’un intérêt particulier et d’un enthousiasme sans faille que je m’aventurais il y a une quinzaine d’années dans ce quartier dans lequel j’avais repéré dans mon travail des enfants, des femmes et des jeunes désœuvrés, présentant des situations de vie difficile et motivés pour un changement… J’avais à mon actif une connaissance de certaines familles, un réseau de personnes prêtes à m’aider et un désir d’amener de la lumière sur ce territoire laissé à l’abandon. Je suscitais d’abord l’intérêt puis la sympathie en étant disponible, à l’écoute et en m’intéressant à chacun. Certains ont subitement pris conscience de leur désir de vivre autrement, de faire autrement, de s’en sortir….Et plus ils allaient dans ce sens, plus leur réalité les rattrapait au galop, violences intrafamiliales, traditions anciennes hostiles aux droits de la femme, promiscuité étouffante, conformisme et conservatisme… Et plus les conditions négatives s’accumulaient, plus je me démenais, plus les patriarches hostiles à toute incursion sur leur territoire et à tout changement contrariant leurs intérêts me faisaient comprendre que c’était peine perdue, plus je déployais l’arsenal de mes idées, de ma créativité, de mon réseau de ma ….toute puissance ! La toute puissance en thérapie sociale est le fait de croire que par sa seule volonté et action on peut changer des choses. C’est nier le sens de la complexité, c’est voir les choses de façon manichéenne, c’est porter des œillères et vouloir réaliser un pari fou sans gardes fous. La toute puissance nous aveugle, elle nous fait nous mettre nous et les autres en danger, pour quelle finalité ? Celle de ne pas pouvoir sauver les autres d’eux-mêmes et d’un système fou, un système où les crises sociétales interagissent avec les aliénations individuelles, un système qui entraine le bien pensant et le bien « faisant » dans sa folie si on n’y fait pas attention…Et c’est comme cela que l’on tombe dans l’impuissance. L’impuissance dans laquelle on a l’impression de ne plus avoir ni prise ni impact sur rien, où on s’agite en tous sens sans aucun résultat, où on projette notre volonté sur les gens, à leur place, trop vite…. Bref, il a fallu que je stoppe la machine, que je prenne du recul, que je me repositionne pour trouver ma puissance, la vrai, celle où je prends soin de mes besoins et de mes intérêts tout en prenant soin des autres. Car nous le disons tout le temps et partout, prendre soin de soi c’est prendre soin des autres…Et çà les gens comme moi, ne savent pas ce que ça veut dire…on s’imagine flottant dans un bain de mousse, les doigts de pieds en éventail à se faire masser et manucurer en sirotant un cocktail coloré et sucré et on grimace de dédain rien qu’en y pensant…J’ai appris récemment en essayant de le vivre, et ce n’est pas évident quand on en a pas l’habitude, que prendre soin de soi, c’est apprendre à nous reconnecter tant à ce qui nous fait vibrer qu’à ce qui nous apaise, c’est apprendre à dire non quand une place ou une tâche qu’on nous propose nous dévitalise, c’est reprendre du contrôle sur son rythme de vie, bref c’est se donner les moyens de voir les priorités et de s’y fixer, c’est d’observer en conscience ce qui nous lie et ce qui nous libère dans notre quotidien et nos interactions, pour ne plus être esclave de nos faux jougs et du regard des autres. C’est un chemin, qui nous évitera peut-être de retomber dans un triangle dramatique, où lassés d’être sauveurs et en manque de reconnaissance, nous basculons peu à peu vers un statut de victime puis de persécuteur, de nous-mêmes, de nos proches et de tous ceux qui selon nous ne sont pas à la hauteur de nos exigences démesurées… Sortir de la positionde sauveur, pas si facile ? Réorientons la cible et sauvons nous plutôt de nous-mêmes …