Un travail de désillusion constructive
Cet article me rend
particulièrement heureuse pour deux raisons principales :
-La première car j’ai pu l’élaborer avec mon mari, une personne particulièrement pertinente et intelligente, mais avec qui, et ceux qui nous connaissent le confirmerons, la confrontation des idées ne va pas sans heurts, d’autant plus quand elle est reliée avec la confrontation de thématiques liées à notre vie quotidienne. Mais nous sommes en chemin, chacun sur le sien, mais ils se croisent de plus en plus souvent et j’ose imaginer un avenir fertile, ou complémentaires et unis, nous mettrons notre expérience au service d’autres. Car être heureux ce n’est pas nécessairement confortable, disait Thomas d’Ansembourg, et nous l’expérimentons tous les jours.
-La deuxième car j’ai pu, pour le rédiger, m’appuyer sur des travaux sociologiques, et, à l’heure où je me lance dans l’accompagnement de groupes, de couples et d’individuels, je suis ravie d’avoir ce regard là en arrière-plan, qui accompagne le besoin d’analyse et d’étayage qui me permet en posant les bonnes questions, et en proposant des exercices adéquats, d’accompagner non seulement les personnes face à leur problématiques personnelles, mais aussi de les relier à leur environnement et au contexte sociétal actuel.
Les frustrations du mariage, symptômes révélateurs ?
J’ai souvent été frustrée dans mon mariage. Pour plusieurs raisons. L’une d’elles repose par le fait que je pense que mon mari n’entretient ou ne développe pas assez ses relations amicales. J’ai l’impression que tout repose sur moi et je lui fais ressentir ma frustration. Jusqu’au jour où j’ai accepté de reconnaître que c’est moi qui avait besoin d’être en lien, d’être entourée, contrairement à lui, et je ne pouvais donc pas lui demander de créer ou maintenir des liens pour répondre à mon besoin.
« L’amour individualiste », voici le titre du dernier ouvrage de Gérard Neyrand, sociologue de la famille. Il y démontre tout un tas de paradoxes autour du couple dont celui-ci :
« Alors que la fragilité du lien conjugal n’a jamais été aussi forte, le niveau d’attente vis à vis du conjoint n’a jamais été aussi élevée. La possibilité de frustration et d’insatisfaction est d‘autant plus importante. »
Eh oui, souvent, on pense que c’est le couple qui génère de la frustration alors que c’est la vie qui est frustrante. Et beaucoup d’entre nous n’ont pas appris à gérer la frustration.
Une génération cohérente dans son égoïsme
La plupart d’entre nous (je parle pour ceux issu de famille « fonctionnelle ») ont été narcissisés par leurs parents. Nous avons été désirés. Nos parents, sachant que nous allions survivre contrairement à la génération précédente, ont investis en nous, ont eu un projet sur nous et pour nous. Nous avons été élevés comme un individu à part entière par des adultes prêts à combler tous nos besoins.
Aujourd’hui, être parent est désormais indépendant de la relation de couple Alors que les possibilités de remettre en question le couple étaient quasi nulles à une certaine époque, l’enfant n’était pas forcément investi affectivement, du moins pas comme aujourd’hui. De nos jours, la place de l’enfant est centrale, alors que la fragilisation du couple s’accroit.
Le principe d’indissolubilité et d’inconditionnalité qui caractérisait autrefois le mariage a été transféré sur la parentalité (Théry, 1996). On reste parent à vie, on conserve le lien en dépit de circonstances complexes.
Nous, enfant avons donc grandi avec un statut de centre du monde .
Et quand deux centres du monde se rencontrent que se passe t’il ?
Dans la continuité de ce phénomène, la société est aujourd’hui tournée vers l’individu et la recherche de sa satisfaction en priorité. Nous allons donc très naturellement continuer cette recherche d’épanouissement personnel dans le couple : l’autre est placé en position de nous aider à nous épanouir.
On conçoit alors que cet objectif de se réaliser individuellement en passant par une relation privilégiée avec un autrui hautement significatif, le conjoint, apparaisse éminemment périlleuse.
Nous sommes donc tiraillés entre fusion et accomplissement personnel . Nous fusionnons avec l’autre notre environnement, nos amis, nos idées, mais nous n’envisageons pas de fusion de l’être. Nous ne vivons pas le couple dans l’intériorité, de peur de perdre, de nous perdre.
Selon Gérard Neyrand, pour que le couple dure, il faut que ses membres acceptent de voir mis à mal son idéal, car celui-ci est pris dans une contradiction entre sa fonction expressive (support narcissique pour la réalisation de soi ), sa fonction refuge (base de repli face aux agressions de la vie sociale, où se renégocient les investissements archaïques) et sa fonction normative (l’exigence de mise en commun des expériences, heurte de plein fouet l’aspiration individualiste à l’autonomie).
Mais ce travail de désillusion constructive que certains arrivent à réaliser se heurte à de multiples obstacles, dont le premier reste l’importance de l’idéalisation contemporaine du couple. En plaçant la barre des attentes trop haut, cette idéalisation va d’autant plus facilement amener à la rupture que sera fortement ressenti l’impact des circonstances et des milieux de vie, des trajectoires individuelles, des exigences de l’individualisme, des désillusions narcissiques face aux difficultés relationnelles. Ce d’autant plus que l’idéal conjugal peut trouver un nouveau support imaginaire où s’incarner, l’enfant.
Choisir c’est renoncer, mais renoncer à quoi ?
C’est renoncer à l’amour conditionnel.
C’est renoncer à l’illusion de voir comblés nos besoins par l’autre.
C’est renoncer au tout, tout de suite.
C’est accepter l’apprentissage de l’altérité . Edgar Morin disait :
» Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot « complexus », « ce qui est tissé ensemble ». Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble. Le vrai problème (de réforme de pensée) c’est que nous avons trop bien appris à séparer. Il faut mieux apprendre à relier. Relier, c’est-à-dire pas seulement établir bout à bout une connexion, mais établir une connexion qui se fasse en boucle. Du reste, dans le mot relier, il y a le « re », c’est le retour de la boucle sur elle-même. Or la boucle est autoproductive. A l’origine de la vie, il s’est créé une sorte de boucle, une sorte de machinerie naturelle qui revient sur elle-même et qui produit des éléments toujours plus divers qui vont créer un être complexe qui sera vivant. Le monde lui-même s’est autoproduit de façon très mystérieuse. La connaissance doit avoir aujourd’hui des instruments, des concepts fondamentaux qui permettront de relier . »
Parfois ce qui peut être perçu comme un dysfonctionnement est processus d’apprentissage et doit donc être perçu comme tel si tant est que l’on se projette dans un projet de vie à deux.
Pour permettre ce retour de boucle qui va relier, le couple a un besoin criant de dialogue, de confrontation constructive et de négociation pour réguler et harmoniser les différents paradoxes pour soutenir sa capacité à accepter les épreuves de la réalité : désidéalisation du partenaire et de la relation, routinisation et usure, irruption de l’enfant dans le cocon conjugal, difficulté de l’échange intime…mais sert peut-être d’abord à accepter l’altérité du conjoint et la préservation de son autonomie psychique et relationnelle.
L’amour ne suffit pas pour mettre un couple en joie
Sylvain Mimoune a écrit récemment un ouvrage intitulé « L’égoïsme partagé, le secret des couple heureux ». Il y développe l’idée que s’aimer soi-même est le début d’une histoire d’amour qui dure toute une vie. Pour lui, contrairement à Gérard Neyrand qui développe l’idée de l’amour individualiste, une partie des couples vont mal car certains s’oublient dans la relation et ne pensent pas suffisamment à eux. Nous pensons que les deux positionnements déstabilisent le couple et nécessitent un réajustement.
Je développais récemment l’idée lors d’un stage que j’animais sur le thème « Tenir une parole juste », que pour moi cela signifiait, tenir une parole qui prenne à la fois en compte ses besoins propres, et ceux de l’autre. L’idée étant de réajuster ce curseur de façon systématique. En effet, certains d’entre nous sommes tout à fait à l’aise avec le fait de prendre en compte nos besoins, par contre il est plus difficile de se mettre à la place de l’autre. C’est une attitude liée soit à l’éducation « enfant centre du monde », soit au parcours de vie, où à un moment nous avons peut-être trop pris en compte l’autre au détriment de nos besoins personnels et nous avons à un moment contrebraqué un peu trop fort. D’autres, par contre, sont complétement centrées sur le besoin de l’autre car l’esprit de service et d’abnégation ont été valorisés, encouragés ou transmis par leur parents ou d’autres figures d’autorité. D’autres enfants issues de familles dysfonctionnelles, n’ont jamais été au fait de leurs besoins ni de leurs émotions et ne savent donc pas les reconnaitre en les prendre en compte. Où se situe l’amour et notre rapport à l’autre là-dedans ? Comment rester en permanence dans un équilibre et un positionnement juste ?
Thomas Edison disait : « Soyez tenace : le génie, c’est 10% d’inspiration, 90% de transpiration ». Le couple c’est 10% de transport amoureux et 90% d’effort laborieux.
Mais bonne nouvelle, vous n’êtes pas seuls ! Appréhender la réalité dans sa complexité, sortir d’une vision manichéenne, se reconquérir pour retrouver l’amour de soi, tenir un positionnement juste, développer des espaces de conflits constructifs, tels sont les objectifs de la thérapie sociale inventée par Charles Rojzman et dont je me sers aujourd’hui dans divers milieux pour accompagner le changement de regard sur diverses problématiques liées au vivre ensemble. En thérapie sociale on apprend que l’on peut bien vivre soi-même uniquement en développant aussi des relations harmonieuses avec les autres. C’est une démarche collective qui prend en même temps soin de l’individu.
En apprenant à appréhender sa part d’ombre et ses origines, on va peu à peu aller vers l’acceptation de nos ambivalences et nos incohérences, plutôt que de projeter nos insatisfactions et notre mal être sur l’autre et ressentir frustration et impuissance. L’idée est de sortir d’une certaine forme de victimisation et de pouvoir assumer sa part de responsabilité dans la relation tout en retrouvant une capacité d’action constructive, au-delà des désillusions issues d’une représentation faussée de la réalité.
Je conclurai avec cette phrase de MICHEL CYMES : Soyez heureux, votre conjoint vous dira merci ! »
Ouvrages
Mimoun Sylvain (Auteur) F. Ducroux (Auteur) L’égoïsme partagé
Le secret des couples heureux . Eyrolles, 2018
Neyrand Gérard , L’amour individualiste
Comment le couple peut-il survivre ? Erès 2018
Articles
Morin Edgar, La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité, in Revue Internationale de Systémique, vol 9, N° 2, 1995.
Théry, Irène (1996), « Différence de sexes et différence des générations. L’institution familiale en déshérence », Esprit, 227, p. 65-91.