Pourquoi dépasser nos peurs de la confrontation et de la vulnérabilité ?
Voilà une phrase que j’entends régulièrement depuis que je propose ce travail d’intervenante en thérapie sociale. Cela me fait penser à une ancienne collègue que je recroisais à PAR Enchantement la semaine dernière l’association de quartier que j’ai fondée sur Strasbourg en 2007 et qui me disait, à propos de jeunes qu’elle avait reçus en activité : « Rien à voir quand ils sont en groupe ou tout seuls, ils sont vraiment différents ! ». C’est un constat que j’ai pu partager à plusieurs reprises lors de mon parcours de travailleur social impliqué en quartier sensible. Force est de faire le constat que nous ne sommes pas les mêmes en groupe ou tout seul. Mais pourquoi ce décalage ? D’où vient-il ? Je vous copie ci-dessous un extrait d’un de mes livres de chevets qui nous explique bien les phénomènes qui ont lieu lorsque nous nous retrouvons en groupe : Extrait de : La Thérapie Sociale, Rojzman, C., Rothenbühler, I. & N., 2015. Lyon, Ed. Chronique Sociale.
« Dans tout groupe, on retrouve des peurs fondamentales qui sont toujours les mêmes et existent en écho et en réaction aux quatre besoins qui précèdent : la peur d’être attaqué, agressé , la peur d’être rejeté, exclu , la peur d’être jugé, méprisé et enfin, la peur d’être manipulé ou culpabilisé . Ces peurs-là, bien évidemment ne sont presque jamais exprimées spontanément et ne sont même pas toujours conscientes. Dans un groupe, face à des personnes nouvelles, inconnues, ces peurs reviennent en force et s’expriment en jugements, en préjugés, en accusations. « Celui-ci est méprisant, hautain, supérieur », qui signifie : « j’ai peur d’être jugé par lui, méprisé ». « Celle-là est violente, méchante, agressive », qui signifie : « j’ai peur qu’elle me fasse du mal, qu’elle me rentre dedans, qu’elle me brutalise ou qu’elle se mette en colère ». Ou encore cette mère de famille qui aura peur de parler librement devant des enseignants parce qu’ils sont plus instruits, ils parlent mieux le français », qui indique qu’elle a peur de ne pas bien s’exprimer et d’être méprisée par eux. D’autres enfin auront peur de parler de certaines personnes ou situations par crainte d’être vus comme « racistes » ou « fachos », etc. En réagissant ainsi à nos peurs, nous contribuons ainsi à forger des préjugés qui sont souvent partagés par des groupes entiers, se répètent et que nous risquons toujours plus de prendre pour la réalité.
Les masques pour cacher les peurs
Dans un groupe qui rassemble des individus qui ne se connaissent pas ou peu, nous constatons trois phénomènes qui sont systématiquement à l’oeuvre et dont la fonction est de se protéger de ses peurs face aux autres et face au collectif. Les manières péremptoires de catégoriser les autres et de les accuser est rarement l’expression authentique et nuancée de ce que sont les gens dans un groupe. Il s’agit en somme de masques que nous portons tous face à l’inconnu et à la menace que représente le groupe. Porter un masque consiste à jouer un rôle pour ne pas se montrer tel que l’on est. Cela sert à essentiellement à présenter aux autres, soit ce que l’on pense qu’ils espèrent voir en nous, soit ce que l’on pense qui va nous protéger d’eux. Il s’agit souvent de facettes de nous-mêmes qui ont été valorisées, appréciées ou des forces et des qualités qui nous ont tirés d’affaire dans des situations difficiles et dont on a fait une force. Dans un contexte de groupe, personne ne montre sa vulnérabilité et encore moins ses peurs d’entrée de jeu. Ce phénomène est paradoxal : on porte un masque pour se protéger mais, en fait, on suscite ainsi les peurs des autres ou leur violence . Telle personne va exagérer sa valeur et son utilité sociale. Telle autre va se déprécier exagérément. Telle personne va s’enfermer dans le mutisme, telle autre dans une bêtise feinte. Telle personne va afficher son mépris pour les autres, telle autre va systématiquement s’opposer ou, au contraire, se soumettre à l’autorité.
Dans une de nos formations, les stagiaires les ont identifiés comme suit : « le feu » pour l’un d’entre eux qui s’enthousiasme fort, se met en colère dès que quelqu’un dit quelque chose, que l’on n’ose pas approcher. Il jouait l’énergie imprévisible. « Le rideau » qui ne montre rien, cachant ses émotions, qui elle est. « Le rocher » pour une personne se montrant insensible, inabordable. « La poupée » pour une jeune femme se montrant seulement jolie, agréable, qui ne pense pas. « La vertu » pour une personne se montrant très généreuse, qui aide incessamment les autres. « Le savoir », la personne qui sait tout, le puits de science. « Le petit enfant », la personne innocente, faible et fragile. Évidemment, derrière tous ces masques se cachaient à chaque fois une toute autre personne. Derrière « le feu » par exemple, se cachait un grand désespoir…
Les clans et la création des boucs-émissaires
La seconde attitude consiste à se rapprocher des personnes qui nous font le moins peur, se regrouper entre personnes « sympathiques », en clans d’affinités, de valeurs, de milieu, de métier, de sexe identiques. Ce phénomène commence dès l’école. Dans une classe en effet, n’importe quel enseignant pourra remarquer ces « regroupements » : les bons élèves d’un côté, les turbulents de l’autre, les filles avec les filles, les garçons avec les garçons, etc. Dans la vie adulte, nous procédons de même, nous allons naturellement et de préférence vers ceux qui nous font le moins peur, avec qui on se sent des affinités. Parfois aussi, quand les fonctions sont mélangées, on se regroupe par profession : les policiers d’un côté, les travailleurs sociaux de l’autre, etc. On peut aussi se rapprocher intuitivement vers ceux qui nous paraissent plus sympathiques, bienveillants à notre égard. Il se forme ainsi des sous- groupes, des clans qui à la fois créent une apparente harmonie entre eux, une sorte de fusion relationnelle tout en s’éloignant progressivement des autres groupes, développant des préjugés souvent erronés ou pour le moins peu nuancés à leur sujet et les renforçant jusqu’à les voir comme des menaces ou des ennemis potentiels.
La conséquence de ce phénomène est que le groupe en question (la classe, l’équipe, le groupe de coopération) contient des petits groupes internes, séparés les uns des autres. Le groupe lui-même n’est alors pas constitué et ne peut entrer en coopération pleinement. Les sentiments, les confidences, les vérités vont s’échanger seulement entre certaines personnes sans échange avec les autres. Il se passe la même chose que pour l’individu se réfugiant derrière un masque : la vérité est cachée aux autres. Or, sans informations réelles et sans confiance, la coopération est illusoire.
Ainsi, on va tout faire pour éviter d’affronter les peurs et les dangers présents entre les individus ou entre les clans, par peur que le conflit éclate et par recherche d’harmonie qui nous rassure et répond à notre besoin de sécurité. Les problèmes persistant néanmoins, la tentation grandit alors trouver des boucs-émissaires, des individus souvent ou un groupe minoritaire, qui constituent la cause de tous les problèmes. Les personnes vont exprimer tour à tour leur sentiment d’être victimes de tel ou tel et vont s’accorder à voir en tel individu quelqu’un de malveillant, de manipulateur, de défaillant, de chaotique, renforçant les différences entre le groupe et lui, en lui reprochant les mêmes choses, tout en minimisant et gommant les divergences et les nuances entre les autres membres du groupe entre eux.
Soumission et rébellion
Finalement, l’insécurité et les peurs qui demeurent présentes dans le groupe vont renforcer une relation de soumission ou de rébellion à l’autorité. La dépendance de départ vis-à-vis du leader , du chef, du formateur, crée une soumission qui se renforce à condition que l’autorité soit investie positivement par les membres du groupe, car elle répond à leurs besoins et à leurs attentes, étant souvent idéalisée. Par contre, il arrivera que le groupe ou que certains membres du groupe s’opposent, se sentent abandonnés, jugés ou désaprouvent ce que fait ou dit l’autorité et peut se rebeller et la déligitimer. Ce qui est caractéristique du groupe où dominent les peurs, c’est que la critique et le conflit constructifs dans un rapport d’autonomie ne sont pas possible avec l’autorité qui est alors vue de façon manichéenne soit comme un bon parent, idéalisée et on s’y soumet de manière systématique, soit comme un mauvais parent, diabolisée et on se rebelle contre elle. »
On arrive très bien à imaginer ici les phénomènes qui prennent place dans ces groupes de jeunes que l’on croise régulièrement. Mais en lisant cet extrait de livre, nous voyons bien que nous aussi, nous sommes touchés par ce décalage groupe/individu. Nous ne sommes pas les mêmes en groupe ou seul, à cause notamment de toutes ces peurs. Selon l’institut Charles Rojzman, : « les peurs révèlent toujours des besoins de base non satisfaits. Si ces derniers étaient comblés, l’individu ne pourrait pas nourrir de telles craintes, elles disparaîtraient. Les besoins liés à ces peurs sont identifiables : on en dénombre quatre : le besoin de sécurité qui concerne l’intégrité physique de la personne, le besoin d’amour et d’appartenance , le besoin de reconnaissance et de valorisation et le besoin de sens et d’accomplissement de soi et d’orientation dans le monde qui est un besoin de sécurité psychique. »
Oui le travail en groupe peut faire peur, car par la confrontation, nous pouvons facilement être démasqué ou désarmé. Et ce n’est pas quelque chose de confortable. La tentation est alors grande de vouloir remplacer un masque par un autre, une couche de protection par une autre, un mécanisme de défense par un autre…Être nous-mêmes en face de nos peurs et en face de nos besoins qui ressemblent parfois à un gouffre sans fond est d’un premier abord difficile à gérer. Nous voici poussé dans nos retranchements sans possibilité d’y échapper. Nous voici mis à nu, sans serviette de bain pour nous recouvrir. La peur est légitime, il existe effectivement des travaux de groupes ou le l’animateur joue à l’apprenti sorcier en poussant les participants à ouvrir leurs placards et en les laissant par la suite, nus, vulnérables, sans protection aucune, continuer leur chemin vacillants et démunis. L’animateur, en mettant la personne à nu peut aussi jouer de son pouvoir pour rendre la personne dépendante de lui, de sa qualité de « soignant » ou de « réparateur de blessures enfouies ». Ce n’est absolument pas de cette façon que l’intervenant en thérapie sociale accompagne son groupe. Oui le groupe confronte et nous pousse dans nos retranchements. Nous sommes amenés en thérapie sociale à y rejouer ce qui nous met en difficulté à l’extérieur mais quand cela est fait dans un cadre sécurisant, le risque de déviance est de mise en difficulté dangereuse et non constructive est écartée. Qu’est-ce qu’un cadre sécurisant ? Ce n’est pas uniquement décréter que l’on va garder ce qui est dit confidentiel et se positionner en « pseudos bienveillants ». Car être bienveillant, cela se décrète t’il ? Les groupes d’actions officiellement positionnés sur la thématique de la non-violence en sont-ils exempts dans leur fonctionnement ? Un cadre sécurisant, est un cadre ou la confiance a été travaillé en amont avec l’animateur, avec le processus et avec le groupe dans le cadre d’un contrat dans lequel l’animateur aura pris soin de prendre en compte les besoins de chacun détecté par lui à l’aide des sentiments négatifs exprimés. Et c’est un cadre ou justement, des choses confrontantes peuvent sortir pour être travaillées sous différentes formes, respectueuses de l’intégrité et du cheminement de la personne. La parole spontanée se réapprend, les rapports authentiques prennent peu à peu place, chacun reconnait l’autre dans son altérité, et fini par arrêter de transférer ses peurs sur l’autres, peurs qui peuvent prendre différents formes dans les interactions : mépris, abandon, jugement, humiliation, culpabilisation agression…Petit à petit une relation égalitaire et authentique prend place, l’individu apprend à être lui-même dans un groupe, à ne pas être pris dans ces différents phénomènes évoqués plus haut, à partager ses ressentis et ses analyses sans intention de nuire, dans un esprit de conflit constructif socle nécessaire au développement de l’intelligence collective. Pour moi le groupe est l’ingrédient de base essentiel, à la prise de conscience rapide et global, qui permet ensuite le changement.
La thérapie sociale est justement une démarche qui touche l’individu dans le collectif en faisant progresser les deux ensembles.
C’est pour cela que, mis à part pour des questions d’ordre intime où une peur panique et pathologique du groupe, et pour l’avoir vécu moi-même je ne saurais que recommander le travail en groupe, qui nous bouscule pour nous faire grandir, nous remet en question pour débroussailler nos vrais objectifs et nous fait bouger, pour plus d’efficacité et d’impact positif ! Alors, partants ?