
Depuis six ans, j’accompagne des équipes dans le cadre de groupes d’analyse de la pratique professionnelle, principalement dans le champ du travail social : protection de l’enfance, précarité, handicap, petite enfance. J’ai eu le privilège d’accompagner près d’une trentaine d’équipe, parfois sur plusieurs années.
Forte de cette expérience, je souhaite partager quelques réflexions de terrain. En effet, les publications sur l’analyse de la pratique sont souvent très théoriques. Or, entre théorie et réalité, il existe un écart, un « gap » que seul le terrain peut révéler. Je m’interroge ici sur une question toute simple : comment se vit concrètement le démarrage d’une séance ? Que se passe-t-il dans la tête de l’animateur et du groupe à ce moment précis ?
L’appréhension du démarrage
En participant à deux intervisions d’animateurs de GAP (groupes d’analyse de la pratique), j’ai découvert que je n’étais pas la seule à ressentir une appréhension au début de chaque séance. Pour ma part, je me sens souvent soulagée une fois que quelqu’un ose briser la glace en partageant une situation ou une préoccupation.
J’aime particulièrement la première séance d’un cycle : c’est un moment stimulant où je recueille attentes, doutes et craintes. J’invite chacun à clarifier les « on », les « ils », les « eux », et à ancrer son propos dans du vécu. En thérapie sociale, on parle d’harmonisation des motivations. L’objectif ? Installer la confiance, co-construire un cadre sécurisant, repérer les besoins sous-jacents.
Mais dès la deuxième séance, une autre question surgit : « Que faire si personne ne prend la parole ? »
Les pratiques varient : certains animateurs posent une question directe, d’autres restent silencieux, d’autres encore s’appuient sur un article ou un outil pour lancer les échanges. J’ai tout vu, tout entendu… et j’ai moi-même longtemps douté de ma légitimité.
Du syndrome de l’imposteur à l’ajustement de posture
N’étant pas psychologue, j’ai longtemps traîné le sentiment d’être illégitime. Poser simplement la question « Qu’avez-vous à partager aujourd’hui ? » m’a demandé du temps, du courage. J’avais peur du silence gêné, des regards fuyants, de l’éventuelle sentence : « Non, on n’a rien ».
Et derrière ce « rien », j’entendais parfois :
« Vous n’êtes pas psychologue, alors à quoi bon parler ? »
« On n’a pas confiance »
« Que pourriez-vous faire de nos paroles ? »
Avec le temps, j’ai compris que ces projections étaient souvent les miennes. Et que ce fameux « non, on n’a rien » pouvait signifier bien d’autres choses. J’y reviendrai dans un prochain article sur les conditions nécessaires à la création d’un groupe vivant et durable.
Quand l’outil devient soutien… ou impasse
Pour calmer mes appréhensions, j’ai puisé dans ma boîte à outils de coach et d’animatrice : photolangages, cartes de mots, jeux de questions, techniques d’inclusion…
Parfois très appréciés, parfois moins. Et pour certains groupes suivis sur plusieurs années, j’ai fini par épuiser mes ressources. Je ne voulais pas imposer un énième support, ni forcer la parole. D’autant que, souvent, ceux qui disaient n’avoir « rien à dire » étaient ensuite les plus loquaces !
Finalement, je me suis retournée vers moi-même : et si j’étais l’outil ?
J’ai réalisé que je savais écouter, reformuler, réguler, relancer. Je n’ai pas de compétences en psychopathologie, mais je peux faire circuler la parole, favoriser les prises de conscience, créer du lien. Et ça fonctionne… surtout quand les équipes sont motivées et que le management est bienveillant.
Un outil, oui… mais vivant
Chaque séance reste une aventure. Démarrage difficile et fin foisonnante, ou inversement. Le « flop » est toujours un fantôme qui plane, même si dans les faits, plus de 85 % des séances sont riches, profondes, vivantes.
Alors je me parle : « Détends-toi, ça va bien se passer ». Et j’espère, un jour, arriver non la fleur au fusil, mais sans ce petit nœud dans le ventre.
Aujourd’hui, j’expérimente une nouvelle astuce : proposer plusieurs scénarios de démarrage. Donner le choix aux participants : un partage libre, un outil, ou une situation. Je constate que la prise de parole est facilitée, que les échanges se lancent plus naturellement.
Conclusion
J’ai accepté que l’appréhension fasse partie du processus. Qu’elle me pousse à rester vigilante, à ne jamais m’installer dans mes acquis.
Et quand un.e professionnel.le me dit : « On sent que vous vous intéressez vraiment à nous », je me dis que, peut-être, c’est là le cœur du travail : être pleinement présente à l’autre, humblement, humainement.